Orosaé ouvrit les yeux sous la douce caresse d'un soleil matinal. La lumière lui chatouillant les paupières ne la dérangeait pourtant pas autant que la bise glacée s'immisçant dans ses muscles endoloris par une longue course éperdue. Elle se leva en grimaçant, s'étirant afin de réveiller son corps somnolent. Alors qu'elle reprenait lentement ses esprits, quelque chose la frappa : l'endroit lui était inconnu ! Le lac qui s'étendait devant elle ne faisait remonter en elle aucun souvenir, vague ou précis. Alarmée, elle déplaça son regard sur le paysage étrange, et ressentit comme un frisson. Son coeur se mit à battre plus fort lorsqu'elle remarqua plusieurs autres choses qui ne collaient pas avec ses récents souvenirs. Une impression de chaleur plus forte que d'habitude, une vision affutée, une ouïe aiguisée, un odorat affiné...
Elle capta son reflet dans l'eau et sauta en arrière avec un jappement de surprise : l'image que lui renvoyait l'onde limpide était celle d'une grande louve effrayée, et non plus d'une jeune femme !
Le coeur battant, elle ferma les yeux un instant, refusant d'affronter la réalité. Puis, elle ouvrit un oeil, puis l'autre, dévoilant tour à tour ses beaux yeux. S'avançant légèrement, elle contempla dans l'eau du lac son apparence : une taille élancée et fine, une fourrure fauve et cendrée qui, à la lueur du soleil, prenaient des teintes dorée, deux yeux noisettes et pétillant. Ce fut ce regard qu'elle avait si souvent observé dans une glace qui la convaincu que ce qu'elle voyait et ce qu'elle était ne faisait qu'un.
Prise d'un haut le coeur, elle trébucha, cherchant à savoir comment un évènment aussi étrange avait pu lui arriver. Pourtant, hier, elle s'était sentie parfaitement bien...
A la réflexion, non. En réalité, elle n'avait aucun souvenir de sa journée précédente. Ni des autres d'ailleurs. Un trou d'environ une semaine couvrait sa mémoire tel un nuage dissimulant le soleil. Elle tenta de se remémorrer, ce qui ne fut pas long.
Elle aurait préféré ne rien savoir.
Les souvenirs et les sensations affluèrent soudainement, submergeant son esprit comme une déferlante mortelle. Une prison invisible, inodore, mais aussi inoxydable et indestructible. Prisonnière de son propre corps, incapable de venir en aide aux loups -et ce fut avec horreur qu'elle se demanda si ceux-ci n'étaitn pas des humains transformés-se faisant décimer par une redoutable créature.
Elle même.
Ou plutôt : une autre version, assoifée de sang et de combats.
Chasseresse.
Pleine de douleur au souvenir de cette semaine de douleur et de rage mêlée, la louve s'assit, perdue, et hurla sa peine devant le soleil levant.

Orosaé n'avait pas entendue approcher l'animal, trop occupée qu'elle était à hurler sa peine et sa rage. Aussi sursauta-t-elle quand des paroles vagabondes atteignirent ses oreilles, malgré le vacarme qu'elle même produisait. Elle fit volte-face avec un jappement de surprise, auquel se mêlait de l'affolement.
Un loup se tenait devant elle, le regard calme et légèrement pensif. Sa fourrure grise, légèrement teintée de gris, était posée sur ses épaules tel un manteau impérial, même si son museau grisonnant indiquait son âge avancé. Ses deux yeux sages étaient à mi chemin entre le bleu ciel et un argenté brillant, donnant un joli gris éclatant. Il la contemplait d'un air posé, empreint d'une certaine majesté, si bien qu'Orosaé, intimidée, n'osa pas répondre tout de suite. Toutefois, elle avait besoin de parler.

- Je hurle parce que je ne comprends pas ce qui m'arrive..." articula-t-elle à voix basse.

- J'étais une humaine tout à fait normale... Ou du moins en partie... Et je me retrouve dans la peau d'une...

Elle faillit ajouter meurtrière, mais se reprit juste à temps. Après tout, elle ne connaissait pas le loup !

- Dans la peau d'une louve !

Sa voix partit dans les aigus, et elle se rassit, contemplant d'un air perdu ses pattes dorées. L'affolement intense qu'elle avait ressentit avait disparu, pour laisser place à une nervosité croissante : la situation état complètement nouvelle.
Toutefois, elle prit le temps de réfléchir. Sa vie d'avant n'était centrée qu'autour d'un travail qu'elle n'aimait pas. Elle subissait régulièrement des tests lui faisant horreur, afin de déterminer si sa schizophrénie ne s'était pas déclenchée. L’événement n'était-il donc pas une amélioration pour elle ?
La schizophrénie !
Serait-ce le réveil de la maladie qui aurait donné naissance au monstre hantant ses souvenirs ? Elle  nia de toutes ses forces, remettant à plus tard la résolution de cette question.
Inconsciemment, le comportement de la jeune louve se modifiait au fur et à mesure que celle-ci se calmait. Sa tête se redressait, sa queue se levait, sa fourrure se reposait calmement sur ses épaules, et ses deux yeux noisettes retrouvèrent l'éclat joyeux qui ne les quittaient jamais vraiment. Elle tourna son museau fauve vers son interlocuteur, de nouveau apaisée.

- Mais pardonne-moi de t'importuner avec mes problèmes. Je me nommes Orosaé. Quel est ton nom ?

Le respect qu'elle témoignait à l'ancien se disputait avec une évidente envie de domination. Son nouveau corps comprenaient des contraintes, vouloir soumettre tous les loups afin de devenir leur chef -ou Alpha, il lui semblait- en faisait partie.

Le vieux loup semblait surpris en voyant la réaction de la femelle lui faisant face. C'est la première fois qu'il vit quelqu'un d'aussi .. Dérangé ? Il l'observa longuement pendant qu'elle parler, mais écouté aussi. Il ne comprenait pas pourquoi elle s'affolait pour si peu, puis il fût à nouveau surpris en l'entendant dire. Il réfléchissant à son problème, mais ne parvint à trouver une solution ou une quelconque explication. Il prit donc calmement la parole :

- Je n'ai jamais vue d'humain, de toute ma vie. Comment pourriez-vous l'être...

Il observa la jeune louve, et attendit qu'elle se calme. Lorsque que vint ce moment, et qu'il prit le temps de l'entendre, il considéra ses paroles mais semblant légèrement crispé au tutoiement, et y répondit calmement, et doucement :

- Nous en venons au tutoiement jeune fille. Mais je peut comprendre que si vous êtes nerveuse, vous en oublier la politesse. Je vous pardonne cela, pour la première, et dernière fois. Soit dit en passant, je me nomme Zed. Et vous jeune fille ?

Orosaé se sentit tiraillé à la remarque du loup : d'un côté, une forte envie de domination la prenait à la gorge, de l'autre, le respect inné qu'elle vouait aux aînés lui indiquait de traiter avec déférence l'ancien. Elle batailla un instant, mais, n'étant une louve que depuis peu de temps, ce furent ses sentiments humains qui prirent le dessus.

"Vous avez raison. Pardonnez-moi. Quant à la façon dont un événement aussi incompréhensible a bien pu se produire, je n'en sais pas plus que vous. Mais je sais ce que je sais." déclara-t-elle, désireuse de ne pas passer pour une folle...

Enfin, de ne pas aggraver la réputation de dingue qu'elle venait probablement de se construire auprès du vieil animal.

"Mais c'est un fait, et maintenant, il va falloir que je me débrouille..." ajouta-t-elle d'une voix lasse, tout en contemplant la surface noire et sombre du lac."Connaîtriez-vous d'autres loups près d'ici ?" demanda-t-elle ensuite en plantant son regard noisette pour une fois désespéré dans les yeux éclatant de son interlocuteur.

Elle avait besoin de vérifier si une telle aventure s'était déjà reproduite, quelle était les conséquences, de poser des questions. Particulièrement celle-ci : une transformation entraînait-elle forcément la création d'une seconde entité sanglante et destructrice ?
Elle en doutait.

Orosaé baissa la tête, écoutant l'ancien avec déférence. Toutefois, si il s'excusait de ne pouvoir l'aider, l'animal ne lui fournit aucune aide, et alla même jusqu'à se plaindre "du bon vieux temps". Un peu déboussolée, -il se trouvait devant un cas surnaturel, à défaut d'unique !- elle se contenta d'hocher lentement la tête.
Lorsqu'il sembla avoir fini sa tirade, elle fut très déçue et désappointée, mais tenta de faire contre mauvaise fortune bon cœur.

"Ce n'est pas grave."assura-t-elle."C'est déjà très gentil à vous de vous être arrêté pour écouter mes malheurs, monsieur Zed."

Elle ressentit de nouveau une forte envie de domination, et frémit. Ce nouveau corps était décidément bien contraignant... Elle souhaitait maintenant planter son regard noisette dans les yeux de son interlocuteur, une marque de défi, il lui semblai. Et pourtant, elle n'avait aucune envie d'attaquer l'affable animal !

"Je vais cesser de vous importunez, vous avez peut être d'autres choses à faire ? Quoi qu'il en soit, merci infiniment." fit-elle pour oublier son étrange sentiment. "Je vais me débrouiller seule... J'espère..."